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[Afrique] Linguistique moderne vs la tradition linguistique des langues africaines : une "mise au point" pour sortir de la confusion - par Sunjata Bandikoto

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Y a t-il une différence fondamentale entre la linguistique moderne et la tradition linguistique des langues africaines ? A en croire Sunjata Bandikoto, linguiste spécialiste des langues africaines, il existerait une certaine confusion mentale qu'il convient de lever par une mise au point d'ordre épistémologique.

À propos de la science linguistique moderne et la tradition linguistique africaine

Nous avons régulièrement à faire à des linguistes amateurs se réclamant d'un savoir traditionnel africain qui s'opposerait à l'intelligence scientifique occidentale pour justifier leur bien curieuses contributions et refuser en bloc toute critique formulée à leur égard. Nous aurions apprécié que ces personnes puissent nous éclairer d'avantage sur la tradition linguistique africaine, afin que nous puissions l'intégrer à notre réflexion générale. Si certains se donnent la peine d'expliquer leur démarche, d'autres s'y refusent dogmatiquement, préférant renvoyer dos à dos les deux approches, là où elles pourrait se compléter et s'éclairer mutuellement. C'est cette opposition entre d'un côté la science linguistique moderne, et de l'autre la tradition linguistique africaine, que nous souhaiterions lever par cette mise au point d'ordre épistémologique.

  1. La linguistique moderne, née et formalisée en Europe au début du 20ème siècle, est le fruit de milliers d'années d'expertise et de réflexion sur la langue, réflexion entamée aussitôt que l'homme s'est mis à parler. Elle n'est pas tombée du ciel comme par magie dans la marmite de quelques sorciers blancs à la faveur d'une révélation mystique ;
  2. La linguistique moderne a bénéficié dès sa naissance de l'expertise de chercheurs venus du monde entier, y compris africains : tel linguiste yoruba découvrant les tons ; tel collègue béninois l'existence des consonnes labio-vélaires /gb/ et /kp/; tel chercheuse haïtienne d'établir la parenté morphologique et syntaxique entre l'haïtien et le fongbe ; tel linguiste congolais de démontrer la parenté génétique entre l'égyptien ancien et les langues africaines modernes, etc. La contribution des linguistes africains est là : prenons seulement la peine de les lire pour les apprécier.
  3. La linguistique est une discipline normée, mettant en relation des milliers de chercheurs partout dans le monde, vérifiant collectivement la validité de telle ou telle analyse, employant le même langage formalisée afin de pouvoir confronter leurs résultats. Elle n'est pas un série de recettes maison inventées au gré de notre fantaisie, fusent-elles d'inspiration traditionnelle.
  4. La linguistique, comme tout science, exige le contrôle et le retour critique des pairs ; ce n'est pas une secte où quelques gourous imposent leurs lignes éditoriales à des groupies buvant religieusement leurs paroles. Nous nous souvenons du caractère hautement critique de nos cours de linguistique : dès qu'un professeur se trompait, il était aussitôt recadré par des étudiants mieux informés que lui.
  5. Il convient de ne pas confondre la tradition et la science. Ici de ne pas confondre la tradition linguistique africaine et de l'autre, la science linguistique moderne :
    • La tradition linguistique : ce sont les recettes métalinguistiques et métadiscursives développées en Afrique ou ailleurs pour faciliter l'acquisition du langage chez les enfants, la mémorisation de longs textes oraux ou pour satisfaire nos jeux de langues durant les longues veillées de contes. Ces recettes sont connues et partagées dans toutes les civilisations du monde et à toutes les époques : elles n'ont rien de proprement africaines bien que méritant toute notre attention ;
    • la science linguistique : c'est l'analyse technique, pointue, des langues, qu'elles soit africaines, asiatiques, européennes ou américaines. Son vaste champ d'intervention, couvre tous les aspects du langage, qu'ils soient déjà traités ou non par la tradition linguistique. Elle a comme objet d'étude la tradition linguistique elle-même, qu'elle traite avec les mêmes égards.
  6. La tradition linguistique peut difficilement remettre en cause la pertinence de la science linguistique, car ce n'est pas son objet. Tandis que la science linguistique peut et doit interroger la tradition linguistique afin de l'intégrer à sa propre réflexion d'ensemble :
    • le linguiste spécialiste de l'acquisition du langage peut étudier minutieusement les techniques parentales d'aide à l'apprentissage de la langue chez l'enfant. Nous avons nous-même participé à un tel protocole de recherche durant nos études.
    • le sociolinguiste africain peut parfaitement étudier les règles conversationnelles qui régissent les séances de palabres sous l'arbre du même nom. Puisse les ancêtres nous accorder un jour une telle faveur.
    • le linguiste de terrain peut recueillir puis étudier les jeux de mots utilisées durant les veillées de contes : le linguiste martiniquais Raphaël Confiant a par exemple recueilli et traduit plus de mille devinettes afro-caribéennes et réunionnaises.
  7. Nous ne vivons plus à l'âge ethnographique ni en Afrique précoloniale. Nous vivons déjà au 21e siècle : siècle où la science est omniprésente dans nos vies, dans le moindre objet connecté que nous utilisons. Aucun européen ne construit d'avions à la lecture de Platon, mais en apprenant l’ingénierie aéronautique. Aucun chinois ne part à la conquête spatiale après lecture de Confucius, mais après études poussées en aéronautique et en aérospatiale. Aucun africain n'a jamais contribué aux sciences modernes après initiation au bois sacré, mais après avoir suivi une formation dédiée dans les lieux prévus pour. Nos traditions ont d'abord et avant tout pour vocation de nous construire en temps que muntu capable de vivre en ubuntu, par pour faire de nous des ingénieurs et des scientifiques de premier plan. Au Ghana, toute les élites royales du pays envoient leurs enfants fraîchement initiés apprendre les sciences modernes à l'Université de Kumasi ou à l'Institut des Sciences et des Technologies de Lagon.
  8. Nombreux sont les scientifiques africains ayant la double qualité d'avoir été initié au village et d'être rompus aux sciences modernes :
    • Wusire Cheikh Anta Diop né à Caytou au Sénégal, passé par Ker Fall, physicien nucléaire, historien, égyptologue, historien. C'est par son travail que nombres d'africains se sont révélés à eux-mêmes. Son œuvre est le bois-sacré le plus puissant et le plus efficace que nous autres kamites panafricains ayant eu la chance de goûter ;
    • Théophile Obenga, né à Mbe en pays Teke de parents Mbosi, dignitaire Mbosi où il détient le titre de Mwene Nzale : égyptologue, philosophe, historien et linguiste. Notre maître absolu en matière de linguistique africaine, d'une rigueur scientifique inégalée.
    • Wurise Ogobara Doumbo : né à Bandiagara, était à la fois fils et petit-fils de tradi-praticiens dogons et titulaire de deux doctorats en médecine. Il était le plus grand spécialiste mondial du paludisme ;
    • Cheikh Modibo Diarra : né à Nioro au Mali, à conduit des missions de premier plan pour la NASA. Il n'y a pas plus humble que lui : il faut le voir converser chaleureusement en bambara avec les siens au pays.

Ces derniers ne préjugent jamais de la supériorité du savoir traditionnelle sur le savoir moderne, encore moins de la supériorité du savoir moderne sur le savoir traditionnelle. Ils ne les jugeraient jamais incompatibles entre elles. Ils sont allés à la conquête du savoir moderne avec le même courage et le même enthousiasme qu'ils ont satisfaits à toutes leurs obligations traditionnelles. Il est donc regrettable d'opposer ce que nos aînés, formés à la fois au village et à l'université, n'ont jamais opposé, et auront même jugé comme étant complémentaires..

Si l'humilité recommande aux chercheurs modernes de s'ouvrir aux savoirs traditionnels, elle devrait s'appliquer de même aux savants traditionnels qui gagnerait, à leur tour, à s'ouvrir aux savoirs modernes.

Par Sunjata Bandikoto

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