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Géostratégie africaine : entretien avec M. Jean Paul POUGALA

Photo de M. Jean Paul POUGALA

Typographie

Afropolitis vous propose cet entretien très instructif, accordé à Sputniknews par M. Jean Paul POUGALA, spécialiste de géostratégie et directeur de l’Institut d’Etudes Géostratégiques de Douala. Il est également enseignant à l’Institut Supérieur de Management ISMA, toujours à Douala. Il est en outre auteur du livre « Géostratégie africaine ».

Sputnik : Vous êtes de ceux qui considèrent que c'est à la jeunesse africaine d'écrire la nouvelle histoire plus glorieuse du continent africain. En quoi consiste votre théorie?

Jean-Paul Pougala: L'Africain est conditionné dans son âme et son être, victime de 5 siècles de violence avec l'Europe dont 4 siècles de déportation pour l'esclavage et 1 siècle de violence de l'occupation coloniale, puis néocoloniale ou impérialiste, des Européens et plus généralement des Occidentaux. Pour éviter que ces victimes aient une prise de conscience et de demander des comptes à leurs bourreaux d'hier, le système qui prévaut depuis des siècles les a maintenu dans une sorte de coma artificiel, fait de misère non seulement comme résultat, mais aussi comme instrument de domination. Nos aînés formatés dans ce système sont presque tous irrécupérables. Ils ont été à ce point rabaissés qu'ils recherchent constamment l'amitié du bourreau pour avoir l'illusion d'exister. Leur vision du monde est sous la lentille déformante que les bourreaux ont imposée. Ils sont nés à genoux, ils ont grandi à genoux, ils ont travaillé à genoux, ils sont en train de vieillir à genoux et ils vont mourir à genoux. Ils connaissent une seule vérité, en toute bonne foi: la supériorité incontestable des anciens bourreaux. Et par conséquent, ils sont dans la résignation de démarrer la moindre initiative pour se démarquer, pour s'autodéterminer. Tous ce qu'ils transmettent à leurs enfants, à leurs descendants, c'est la soumission vue comme une valeur, puisque après tout, elle garantit une sorte de paix. Peu importe leur place dans cette situation de paix. Mais les nouveaux acteurs très puissants sur la scène mondiale remettent en discussion l'ancienne première place incontestée des puissants d'hier. Par exemple, la Chine est devenue première puissance économique mondiale en 2014, après 142 ans que les Etats-Unis maintenaient cette position. Pour nos aînés qui n'ont connu que les USA comme première puissance, cette nouvelle est à peine croyable, mais pour les jeunes, c'est le début d'un nouveau monde, avec de nouveaux acteurs, avec aussi de nouvelles vérités et de nouveaux défis. Rien n'est donc plus figé comme avant et c'est en cela que repose mon espoir que les jeunes Africains qui vont subir moins de conditionnement psychologique visant à les soumettre comme leurs parents, seront plus libres de penser, de décider et donc d'agir pour les intérêts de notre continent, contrairement à ce qu'on avait vu jusqu'aujourd'hui.

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Ma théorie est divisée en deux parties: une communautaire et l'autre privée. Sur le plan communautaire, nous cherchons à orienter les choix des villages et de l'État vers les actions plus concrètes pour améliorer la vie des citoyens, notamment par la création de richesse dans le milieu rural sur la base idéologique de la culture et de la spiritualité africaines, fondamentalement évolutionnistes. Sur le privé, elle consiste en la mobilisation des ressources humaines africaines privées vers la création de richesse. Pour y parvenir, j'ai créé une formation dénommée Rinvindaf (re-Inventer les Industriels Africains de demain). Son but est de créer une sorte de déclic mental pour passer de la glorification du salariat vers l'entreprenariat industriel patriotique. Mon but est de partir de ma propre expérience d'industriel africain sur 3 continents (Europe, Asie et Afrique) pour transmettre mes connaissances (erreurs et succès), afin que ces jeunes n'aient plus besoin de tâtonner comme je l'ai fait, pour trouver avec difficulté, au bout de trop d'années la vraie route à suivre. Je suis convaincu qu'une telle formation leur fait gagner du temps précieux et réduit le taux d'échec de ceux qui s'y prêtent. Ils sont aujourd'hui 1500 jeunes africains formés à travers le monde à ce modèle et tous mis en réseau dont environ 1/3 sont opérationnels sur le sol africain.

Sputnik: Dans une des vidéos où vous faites part de votre vision pour l'Afrique, vous insistez sur un point important, celui de mettre à un niveau supérieur l'agriculture en Afrique. Quel serait le but recherché?

Jean-Paul Pougala: Lorsque j'ai décidé de m'impliquer dans la vie publique africaine, j'ai créé une nouvelle matière d'enseignement qui s'appelle « géostratégie africaine ». Je restais convaincu que l'Africain devait construire sa souveraineté en partant de zéro et contrôler chaque centimètre de son territoire. L'agriculture n'est pas à mes yeux, une simple source de revenu et de nutrition pour la population africaine, mais la première des activités stratégiques pour reprendre en main notre territoire, tout notre territoire. Là où les jeunes que je forme ont aujourd'hui leur champ est appelé à devenir une ville. Mon modèle est partir du secteur primaire qu'est l'agriculture, pour alimenter un secteur secondaire. Et le tertiaire ne viendrait qu'en troisième position comme son nom l'indique pour distribuer, gérer et administrer ce qu'on aura produit des champs et transformé à l'usine. Tous les autres peuples sont passés par là pour se développer et l'Afrique ne saurait être une exception. Un pays qui importe l'essentiel de sa consommation alimentaire est un pays qui s'appauvrit toujours plus. Je suis un économiste africain à qui les économistes européens ont déclaré la guerre. Ils ont réussi à créer des emplois chez eux en utilisant les populations africaines comme consommateurs. A moins de déclarer qu'ils sont plus intelligents que moi et donc que je me rende, je suis obligé de riposter, tout d'abord en menant une résistance, afin d'enseigner à ces jeunes à créer de la richesse sur notre continent et donc des emplois. Chaque africain qui va mourir en tentant de traverser la Méditerranée est un fait divers pour les politiciens européens qui l'utilisent pour secouer leurs opinions publiques, mais pour un économiste africain, c'est une véritable honte, c'est une insulte à notre intelligence. Tout au moins, c'est comme cela que je le vis dans ma peau. Et plutôt que d'accuser les autres, je me demande constamment ce que je peux faire pour changer la donne. Et pour l'instant, l'agriculture me semble le chemin obligé pour repérer les ressources de nos terres et de nos forêts qui nous serviront pour développer des secteurs entiers d'industries.

Et puis, les enjeux du monde montrent clairement que la Chine qui aujourd'hui contrôle l'essentiel de la production industrielle mondiale, pour avoir acheté aussi l'essentiel des entreprises qui lui permettent de sécuriser les approvisionnement en matière première, comme Rio Tinto, la Chine aura toujours de moins en moins besoin des matières premières minières africaines. Beaucoup de pays africains ne l'ont pas encore compris et espèrent toujours qu'ils deviendront prospères (ou émergents comme c'est la mode) en vendant les produits de leur sous-sol. Mon action sur le terrain, prépare donc déjà l'après secteur minier en Afrique. Et l'agriculture pour nourrir d'abord les Africains, ensuite les Asiatiques, me semble absolument incontournable.

Sputnik : Vous êtes par ailleurs un partisan du renforcement des relations entre les pays africains avec la Chine et la Russie, en mettant l'accent sur les domaines prioritaires à développer avec les deux nations. Quels sont ces domaines et pourquoi ce soutien à l'axe Afrique-Chine-Russie?

Jean-Paul Pougala: Il existe plusieurs points fondamentaux qui poussent vers la coopération entre l'Afrique et le duo Russie-Chine. La plus importante est la nécessité de couper le cordon ombilical de la « relation incestueuse » entre la victime et son bourreau que l'Afrique entretient avec l'Europe. L'Afrique n'a jamais choisi d'entretenir une quelconque relation avec l'Occident. Il s'agit avant tout d'un viol. Et comme tout viol, quel que soit le bébé qui en nait ne peut pas être érigé en modèle. Il laisse des cicatrices peut-être invisibles, mais indélébiles pour la victime que ni le temps, ni l'espace, encore moins de nombreuses opportunités positives ne peuvent effacer. L'Afrique est cette victime qui est à la recherche d'un compagnon de route compréhensible qui lui permettrait d'atténuer les souffrances de l'humiliation continue, subie depuis trop longtemps déjà. On ne peut pas y parvenir sans passer par une effective rupture idéologique avec ceux qui continuent de nous tenir en esclavage. L'Afrique a pour la première fois de son histoire moderne la possibilité de choisir ses partenaires.

A cause de cette relation incestueuse entre l'Afrique et l'Europe, citée plus haut, les Africains n'ont pas la capacité de prendre des initiatives audacieuses hors de la sphère sous le contrôle de l'Occident. C'est ce que la Chine a compris et agit en conséquence.

Les résultats sont visibles dans plusieurs domaines où la compétence chinoise est incontestable, notamment, les grands travaux, le système de santé publique de masse. Par exemple, en République démocratique du Congo, depuis l'indépendance, ce pays n'avait jamais réussi à trouver les financements pour construire ses routes et permettre la mobilité de ses citoyens, et par conséquent le dynamisme de l'économie du pays. Aujourd'hui, ce pays est un grand chantier routier et hospitalier. Au Cameroun, le projet du port en eau profonde de Kribi trainait depuis 70 ans. Les Européens préféraient financer le dragage du sable dans la lagune de Douala pour faire arriver des petits bateaux qui se contentaient du transbordement en haute mer. Aujourd'hui, avec une première enveloppe d'un milliard de dollars en octobre 2011, le chantier de construction de Kribi est presque terminé.

La Russie, doit faire de même. Elle doit prendre l'initiative d'aller vers les Africains pour élargir son espace de partenariat stratégique. Les dernières crises géopolitiques internationales notamment la loyauté de la Russie contre vents et marrées vis-à-vis de son allié, la Syrie, ouvre à la Russie un boulevard de réceptivité en Afrique qui n'en avait jamais connue jusqu'à aujourd'hui. Car en 5 ans, elle a démontré d'être à l'opposé des Occidentaux, qui étaient des amis jurés du colonel Kadhafi et d'une Libye prospère, et qui en quelques semaines se sont complètement métamorphosés et devenus ses assassins, ce qui a porté à la désintégration de ce pays et de là même, la déstabilisation de la région toute entière, jusqu'aux confins du Mali.

Les domaines de collaboration entre la Russie et l'Afrique sont nombreux. La Russie vante un savoir-faire reconnu dans le domaine énergétique qui est une faiblesse criante pour l'Afrique. L'Afrique pour se protéger a besoin de construire ses propres industries d'armement et la Russie est un possible partenaire incontournable. Dans le domaine des pierres précieuses, comme le diamant, le platine et bien d'autres, les compétences de la Russie peuvent et doivent permettre aux pays africains à mieux se positionner pour exploiter, transformer et tirer le profit maximum de leurs différents secteurs miniers.

Dans le domaine de la conquête spatiale, l'Afrique a besoin de moderniser plusieurs secteurs clés de son économie, comme les télécommunications, la télémédecine, le télé-enseignement. La mise en orbite des satellites artificiels de communication devant permettre ces réalisations est un domaine dans lequel la Russie excelle.

Aujourd'hui, la Russie a des faiblesses dans certains domaines dans lesquels l'Afrique est en mesure de combler son déficit. Il s'agit notamment du domaine agricole. La Russie est aujourd'hui le premier importateur mondial de la viande de volaille. La récente crise qu'elle a eue avec l'Occident prouve que c'était une véritable erreur stratégique de dépendre pour se nourrir principalement de ses premiers adversaires qui sont les États-Unis d'Amérique et qui peuvent à tout moment couper le robinet et affamer la population. L'Afrique a de l'espace et un climat favorable de 12 mois de soleil, ce qui lui donne un avantage comparatif de 4 récoltes possibles de céréales contre une seule pour la Russie. Avec la mesure de l'embargo contre un certain nombre de produits occidentaux en réponse aux sanctions contre elle, la Russie s'est tournée surtout vers l'Amérique du Sud. Mais l'Afrique est beaucoup plus proche que ces pays. Et cette courte distance géographique entre l'Afrique et la Russie prédestine le continent africain à devenir le partenaire stratégique d'excellence pour la Russie notamment dans le domaine agricole.

En février 2015 dernier, lors de la cérémonie pour recevoir à Yaoundé le ministre russe de la Protection civile, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec l'ambassadeur de Russie au Cameroun et quelle fut ma surprise lorsque je découvris que dans l'une des plus grandes ambassades de Russie en Afrique comme celle de Yaoundé, il n'y avait pas de département économique.

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La Russie doit rectifier le tir. Elle doit créer une nouvelle base de relation ciblée de qualité avec le continent africain, à l'instar de ce que fait non seulement la Chine, mais aussi le Brésil. C'est par exemple dans ce contexte que s'est tenu en septembre 2015 dernier le forum économique Brésil-Cameroun avec la présence à Yaoundé du ministre brésilien des Affaires étrangères.

Sputnik : Le développement des nations est directement lié à la défense de leurs souverainetés. Pour preuve nombreux pays d'Amérique latine. Qu'est ce qui manque à un certain nombre de pays africains pour en faire autant?

Jean-Paul Pougala: Les dirigeants africains sont presque tous issus de l'école coloniale qui fait d'eux des adolescents politiques incapables de comprendre les vrais enjeux et la complexité du monde multipolaire. Pire, pour la plupart, ils n'ont pas le courage d'affronter l'arrogance et l'agressivité de l'Occident et de dire non chaque fois que les intérêts de leur pays ne sont pas sauvegardés. Deux exemples sont à considérer: lors des élections présidentielles en Côte d'Ivoire en 2010, les observateurs de l'Union africaine avaient constaté la victoire de Laurent Gbagbo, ceux de l'Union européenne avaient donné la victoire à son adversaire Ouattara, in fine l'Union africaine s'est alignée sur la décision unanime de l'Union européenne de s'ingérer dans les affaires internes d'un pays africain qui ne leur a jamais fait une demande d'adhésion.

Aussi, le 17 mars 2011, au Conseil de sécurité des Nations Unies à New York, il y a eu un vote contre un pays africain (la Libye) dont les conséquences désastreuses sont encore jusqu'à ce jour non seulement pour la Libye, mais dans une bonne partie de l'Afrique. Cinq pays (Allemagne, Brésil, Chine, Inde et Russie) se sont abstenus. Il aurait suffi qu'un sixième pays s'abstienne pour que la résolution ne soit pas adoptée. Les trois pays africains présents (Afrique du Sud, Gabon et Nigéria), en votant pour, ont contribué à l'assassinat de Kadhafi et à la déstabilisation de son pays. Seulement, cette déstabilisation s'est poursuivie dans d'autres pays comme le Mali et le Nigéria, qui aurait ainsi voté contre lui-même.

C'est un comportement qu'on ne trouve plus chez les Sud-Américains. Ils ont eu des présidents charismatiques et audacieux comme Castro à Cuba et Chavez au Venezuela qui ont eu le courage d'appeler un chat un chat. Et malgré le désir du système de les réduire à néant afin d'en faire un exemple pour les autres, ils ont tenu bon et assumé jusqu'au bout leur politique pour la défense de la souveraineté de leurs territoires. Des générations entières de Sud-Américains se sont inspirées de leur courage et aujourd'hui, le résultat est là: ils ont une plus grande estime d'eux-mêmes contrairement aux Africains, et le complexe d'infériorité qu'ils pouvaient avoir face à l'Occident n'existe plus. Ils sont plus sereins pour mettre en œuvre leurs différentes politiques en utilisant leurs forces pour s'insérer économiquement au niveau international et identifier leurs faiblesses pour résoudre eux-mêmes leurs problèmes en s'inspirant peut-être des autres nations sans perdre leur dignité. Tout se résume donc en une question de s'accepter tel qu'on est, sans avoir besoin de singer les autres.

Pour développer les nations africaines et défendre efficacement leur souveraineté, il faut avant tout des hommes et des femmes bien dans leur tête, fiers de leurs traditions et de leur identité.

Sputnik: Quel avenir voyez-vous dans les 5-10 prochaines années pour le continent africain?

Jean-Paul Pougala: Je suis très optimiste. Internet est en train de faire des exploits dans la jeunesse africaine en contribuant à leur émancipation et, par conséquent, à neutraliser la propagande qui était censée les tenir subordonnés pendant des siècles encore. À cela s'ajoute la faiblesse économique et idéologique de ceux qui ont toujours maintenu l'Afrique dans la misère et l'humiliation. Ils sont presque tous en quasi faillite. Ce qui les prive des moyens financiers pour contrôler efficacement les Africains et étouffer toute tentative d'affranchissement comme ils l'ont fait auparavant. Il y a, en plus, une très forte croissance économique sur le continent africain. La jeunesse a compris que pour qu'elle profite des fruits de cette croissance, il fallait qu'elle s'y investisse non plus comme salariée, mais comme patronne. Et le résultat ne va pas se faire attendre pendant longtemps. Préparez-vous, dans cet arc de temps, à l'explosion d'une plus grande classe de décideurs africains, tout simplement parce qu'ils sont de plus en plus nombreux aujourd'hui à comprendre les règles du jeu et savent que ces règles sont truquées. Ils sont très loin de la naïveté de leurs parents qui ont tout avalé, cru à tout, tout simplement parce que c'était un Européen qui l'avait dit et que par conséquent, cela devait forcément être vrai. Pour le continent africain, le plus beau doit encore arriver. Nous sommes sur le terrain pour pousser et accélérer ce processus afin de voir nous aussi, au moins le début des résultats positifs de cette nouvelle Afrique glorieuse.

Entretien réalisé par Mikhail Gamandiy-Egorov - Sputniknews

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